A l'âge de 28 ans, après six ans passés au monastère du Bec, il décida de voyager. Il voulut connaître d'autres cieux et paysages. De nombreux visiteurs lui avaient parlé de la beauté et de l'éclat du ciel en Europe du sud. Accompagné de deux jeunes novices, il se dirigea d'abord vers l'évêché de Limoges. La renommée de Saint-Martial n'était plus à faire. De plus, ce grand centre névralgique était une merveilleuse cité où les maîtres céramistes et doreurs produisaient de magnifiques pièces. Il arriva à Limoges en 1125 et y resta un an et demi. C'est dans cette ville qu'il eut ses secondes visions, connues par les spécialistes de l'Eglise comme 'Les visions limougeaudes de Saint Pixel'.

On croit savoir, par les écrits de René de Bellac (en particulier dans 'Santorum Limousi Est', 1215), que Saint-Pixel, comme tous les voyageurs de l'époque, 'vivait prés de la Vienne, dans des sortes de catacombes humides et peu éclairées'. Il avait tous les soirs des 'visions terribles d'images qui se transforment, paysages aux couleurs saturées, violentes et crues'.

René de Bellac raconte plus loin dans le même ouvrage que 'Saint-Pixel voyait dans ces catacombes l'antre des loups et des maladies'. Il raconte que les moines rentraient tous les soirs de leurs longues promenades contemplatives 'en frôlant les murs, tels des fantômes fatigués de trop travailler sur leurs images et enluminures'.

Puis, après presque deux ans passés à Limoges à travailler sur les pierres précieuses et l'enluminure païenne, Saint-Pixel et ses deux compagnons se dirigèrent vers la Méditerranée. Plus ils descendaient vers le sud, et plus le ciel leur paraissait merveilleux et limpide. Il leur arrivait de s'arrêter en chemin et de déballer leur attirail de couleur et de pinceaux pour en saisir toute la beauté. Saint-Pixel devint alors un expert pour reproduire l'azur.

Ses deux compagnons lui donnèrent alors le surnom de Frère Pique Ciel, qui serait devenu plus tard, Frère Pic Ciel, puis Frère Pixel… Jusqu'à cette époque il était connu sous le nom de Frère Charles, mais les moines aimaient bien se donner des surnoms.

Godefroy de Carentan a une autre explication. Il écrit dans sa 'Vie de Pixel, moine et enlumineur' que ce nom viendrait du fait que Saint-Pixel adorait le sel. Il en était gourmand et en consommait de grandes quantités. Mais au Moyen Age le sel était une denrée chère. Il en chapardait souvent au réfectoire du monastère, d'où le surnom de Frère Pique Sel, devenu Pixel.

Pendant ce voyage de sept semaines vers la ville de Marseille, ils furent attaqués une seule fois par une bande de gueux affamés qui les menacèrent de leurs bâtons. Saint-Pixel calma les malheureux par de douces paroles et la seule force de son regard.

Arrivé aux abords de la mer, Saint-Pixel changea d'avis et se dirigea seul vers l'Espagne. Il passa la frontière catalane et entra dans ce pays dont il avait souvent entendu parler par des pèlerins. Une grande partie du pays était encore tenue par les Maures. Il visita Barcelone et Zaragoza. On sait qu'il fut hébergé pendant plus d'un an à l'abbaye de Fuenteviva, où il appris l'espagnol et étudia des textes anciens. Antonio Morales Sanz, dans son fameux livre, 'Castilla y Catalunya en Edad Media', paru à Barcelone en 1605, raconte que Pixel vivait à Fuenteviva, monastère où 'il trouva le repos et un très bon climat pour l'étude et la contemplation'.

Dans ce pays, dont au début de son séjour il ne parlait pas la langue, il eut des visions de mondes étranges, peuplés d'êtres à la peau bronzée, d'oiseaux multicolores et magnifiques, de fruits et de plantes inconnues. Il passait pour un original au prés des moines espagnols. Il dormait dans des monastères ou chez des habitants généreux voulant se racheter par cette bonne action. On retrouve sa trace en 1130 au monastère de Santa Lucia, près de Vitoria, puis au Monasterio Santa Clara de Medina de Pomar, au nord de Burgos, en Castille, où son nom apparaît sur une liste de moines datée de 1131.

Grégoire Frédor explique dans son livre que Saint Pixel rencontra à Santa Clara les plus grands théologiens du XIIe siècle. A leur contact il s'instruisit en botanique, astrologie, mathématique. On peut pense qu'il s'initia même à l'alchimie. Pour ce qui est de cette dernière science, les experts ne sont absolument pas d'accords. On a cependant retrouvé en 1965, dans une église au nord de Burgos, deux enluminures apocryphes, attribuées à Saint-Pixel pour les teintes et les motifs employés. Elles représentaient deux moines pratiquant l'alchimie, dans un paysage bucolique et sous un ciel d'un bleu éclatant. On a surtout pu facilement les identifier par une coccinelle peinte en premier plan. Malheureusement les deux œuvres ont disparues depuis, sûrement volées ou revendues à de riches particuliers. Des rumeurs dans le milieu des collectionneurs d'art signalent qu'elles auraient été retrouvé en 1998 près de Burgos, mais rien n'est officiel.

Au XIe siècle le style roman influença fortement la production d'enluminures mozarabe (art des Chrétiens d'Espagne soumis à la domination arabe ou influencé par la culture islamique). Un certain Petrus signa une Apocalypse qui se trouve à la Bibliothèque de la cathédrale de Borgo de Osma et dont l'enlumineur se nomme Martinus. Parmi les illustrations concernant l'Apocalypse, certaines ne se rapportent qu'au commentaire, elles ont un véritable caractère encyclopédique. On y trouve souvent des représentations stylisées de coccinelles, de ciel bleu, d'êtres étranges, semblables à des insectes, aux yeux énormes et aux gestes stéréotypés. La palette des teintes à elle seule, avec ses tons jaune soufre, brun rouge, bleu noir et lilas, recèle une puissance mystérieuse que l'on retrouve aussi dans les rares œuvres de Saint-Pixel qui sont parvenues jusqu'à nous. Pouvons-nous y voir là une réelle influence de Saint-Pixel ?

Sur les chemins espagnols il ne fut inquiété qu'une seule fois par les brigands de grands chemins. Par la force et la beauté de son regard il réussit une fois de plus à convaincre ses agresseurs de ses bonnes intentions. De plus il n'avait presque aucune fortune personnelle, si ce n'est ses cahiers, ses malheureux habits et son bâton de pèlerin. La légende veut qu'il resta avec eux plusieurs jours, pour observer la nature, écouter le chant des oiseaux et vivre une vie contemplative. Il remonta ensuite vers la France. Il traversa les Pyrénées à pied, aidé par les bergers basques qui en cette époque étaient en paix avec la France. Revenu près de Bayonne, il remonta vers Toulouse avec le but de rejoindre les terres cathares. Il s'arrêta à Cominges au pied des Pyrénées. A cette époque, la cathédrale romane et son cloître sont encore en construction et la cité ne porte pas encore le nom de Saint-Bertrand-de-Cominges. On sait que de nombreux visiteurs s'arrêtaient sur cette route pour voir le chantier et connaître toutes les nouvelles techniques mises en œuvre dans cette construction. Il marcha encore pendant plusieurs jours pour rejoindre les terres cathares.

On perd alors sa trace pendant plus de deux ans. On pense qu'il vécut la vie austère des moines cathares près du château de Montségur, en Ariège, autant attiré par la philosophie rigoureuse des parfaits que par rejet de toute une hiérarchie catholique qui commençait à être sérieusement corrompue. On pense qu'il essaya de rentrer dans le mouvement cathare. Le mot 'cathares' vient d'un mot grec qui signifie purs. Les historiens s'accordent pour penser que sa recherche de la pureté dans la couleur passait immanquablement par une recherche sur la pureté spirituelle.

Mais l'austérité de cette vie n'était sûrement pas faite pour lui plaire indéfiniment. Il ressentait aussi un profond besoin de voir des femmes blondes qui lui auraient rappelé la douce Ygerme de son enfance. Sa quête artistique le força à partir plus vers l'est. Son chemin devait évidemment le conduire jusqu'en Toscane. Mais au XIIe siècle la Toscane n'était pas encore celle de la Renaissance, celle qui nous vient tout de suite à l'esprit, la Toscane de Piero della Francesca, de Michel-Ange ou de Machiavel. Saint-Pixel appris quelques mots de toscan et s'imprégna des magnifiques paysages inchangés depuis des siècles. On retrouve ces paysages toscans dans quelques enluminures de cette époque. On voit aussi souvent apparaître le thème des animaux sauvages, loups, ours, aigles, marmottes, ou parties du corps humain, bras, jambes, mains. En Toscane il se consacra encore à peindre des enluminures sur des incunables en latin ou en toscan. On pense qu'il rencontra Ferdinand Malignus, et même Frederico Pietri, deux des plus grands alchimistes et coloristes du Moyen Age. (Le grand chroniqueur toscan Vicente Pardini démontre qu'en 1132 Frederico Pietri rencontra de nombreux artistes liés à l'église, surtout des copistes et des enlumineurs...).

En 1133, à l'âge de trente sept ans, et après avoir vécu trois ans dans un petit village de Toscane, Saint-Pixel décida de revenir vers la Normandie. Il n'a pas oublié le monastère du Bec. Le voyage du retour dura deux longues années. Il fut bloqué par l'hiver dur et rigoureux en entrant en France. Il passa alors trois mois au-dessus d'Aix-en-Provence, logé chez un riche seigneur, Antoine de Villars. Chez ce riche mécène ses visions recommencèrent. Il voyait souvent des points de couleurs apparaître devant ses yeux. Il devait les fermer longuement pour retrouver une vue normale. Tous ces points en formes de petits carrés semblaient découper les objets ou les personnes, comme un quadrillage ou un dallage coloré.

Il vécut encore quelques mois prés des volcans d'Auvergne, à la Basilique Notre-Dame d'Orcival en cours de construction. Orcival était un ancien foyer de résistance celtique où demeuraient encore d'anciennes traditions et croyances païennes. Il s'appliqua à organiser l'atelier d'enluminure, donnant des cours aux novices et dispensant quelques-uns de ses secrets. (Suite)